On attribue souvent la richesse des nations à leur niveau d’éducation, une idée savamment perpétuée par les partisans d’Adam Smith. C’est une erreur ou du moins un raisonnement trop simpliste. Des pays très éduqués restent pauvres pendant que d’autres, partis de rien, deviennent prospères en une génération. La vraie question n’est pas combien de diplômés un pays produit, mais comment il utilise leurs compétences. Or cette utilisation dépend beaucoup de la qualité des institutions, de l’accès à la technologie et aux marchés, et surtout de la capacité culturelle à transformer les idées en richesse. Comprendre ces mécanismes permet de mieux lire les différents stades d’avancement des pays.
Sommaire :
Quand le capital humain rencontre la technologie
L’Estonie sortait en 1991 de l’ère soviétique avec une économie en ruines. Heureusement, le pays pouvait compter sur une base extrêmement fertile d’ingénieurs formés selon la tradition soviétique. Une base dont elle a su tirer profit au fil des années. Au lieu d’attendre les investissements étrangers ou de mendier l’aide internationale, le pays a préféré prendre le virage du 100% numérique, pour devenir l’État le plus digitalisé en Europe : on interagit avec l’essentiel des services publics en ligne.
Mais la vraie réussite estonienne tient à sa spécialisation dans les paiements numériques et de la fintech. Vous connaissez certainement Wise, appli bancaire qui permet d’envoyer de l’argent à l’étranger sans frais cachés ? Elle y a vu le jour en 2011 avec ses deux créateurs estoniens, Kristo Käärmann et Taavet Hinrikus. Et Skype ? Si le célèbre logiciel de chat a été créé par deux scandinaves, c’est surtout grâce à un cœur de développeurs basés en Estonie (Ahti Heinla, Priit Kasesalu, Jaan Tallinn et Toivo Annus).
On pourrait énumérer longtemps les réussites locales. Toujours est-il que cela a donné des idées aux voisins Baltes comme la Lituanie, pays de naissance de très nombreuses sociétés de monnaie électronique, dont la licorne des paiements Revolut et un tissu très dense de petites fintech. Les deux modèles rappellent beaucoup l’Allemagne des années 2000 avec des énormes incitations faites aux sociétés de biotech (faisant de la Bavière le centre mondial des sciences de la vie).
Mais les pays baltes et l’Allemagne ne s’arrêtent pas aux paiements traditionnels et s’intéressent de près aux cryptomonnaies, la prochaine révolution de la finance. L’Estonie a par exemple légalisé les cryptomonnaies dès 2014, la Lituanie délivre des licences crypto depuis 2019. Il s’agit toujours de monnaies numériques, mais qui permettent des transferts sans intermédiaire bancaire.
Bitcoin (BTC), Ethereum (ETH) et Solana (SOL) nécessitent des portefeuilles privés (les “wallets”) pour être stockés. C’est à Berlin, Vilnius et Tallinn que se concentre cette expertise : ces trois villes abritent une bonne part des développeurs derrière les meilleurs wallets crypto, ces coffres-forts numériques qui protègent les actifs de millions d’utilisateurs. L’Europe du Nord et de l’Est prend ainsi une longueur d’avance sur la finance de demain en se concentrant sur son infrastructure sous-jacente.

L’environnement institutionnel qui libère ou étouffe les talents
L’exemple estonien montre qu’avoir des talents ne suffit pas. Encore faut-il un cadre qui les laisse s’exprimer. En réalité, c’est souvent la qualité des institutions (les règles du jeu économique, les lois, l’administration) qui détermine si un pays transforme ses compétences en prospérité… ou les gaspille. L’idée est que deux pays avec des populations similairement éduquées peuvent ainsi connaître des destins très différents selon que leurs institutions encouragent ou découragent l’innovation.
La Corée du Sud et les Philippines avaient dans les années 1960 des populations également pauvres et des taux d’éducation similaires. Pourtant, le revenu moyen d’un Coréen est aujourd’hui dix fois supérieur à celui d’un Philippin ! Il y a eu une divergence spectaculaire qui doit beaucoup à la façon dont les institutions des deux pays ont orienté les énergies.
Ce qui est très surprenant, c’est que la Corée, très mise à mal par la guerre (1950-1953), a misé dans un premier temps sur le textile. Tout ou presque tournait autour du textile : les grandes universités formaient massivement des techniciens textiles, les banques ont prêté aux entreprises du secteur, l’État a temporairement protégé le marché local.
Une fois la concurrence de la Chine et du Bangladesh devenue trop forte, le pays est passé à l’acier et aux chantiers navals dans les années 70, puis à l’électronique dans les 80. Samsung, qui vendait des nouilles et du poisson séché dans les années 1940, est aujourd’hui un chaebol (conglomérat industriel) qui produit les puces parmi les plus avancées. On voit bien qu’il n’y a rien de miraculeux : le “miracle” sud-coréen résulte d’une coordination année après année entre éducation, finance et politique industrielle.
L’accès aux marchés qui transforme les compétences en richesse
Avec de bons talents et des institutions solides, il reste la question de l’accès aux marchés mondiaux, car c’est là que se crée une richesse durable. Ce n’est pas seulement une question de frontières ouvertes ou de ports efficaces. L’accès aux marchés, c’est avant tout la capacité à s’intégrer dans des chaînes de valeur complexes, à répondre aux standards internationaux. L’idée est de créer des écosystèmes complets qui attirent et retiennent les clients.
Nous avons parlé du Bangladesh, resté à ce jour un géant mondial du textile alors que ses salaires ont triplé en dix ans. L’Éthiopie, de son côté, paie ses ouvriers trois fois moins mais n’arrive pas à percer. Il y a là une contradiction économique apparente, qui s’explique par un concept simple : l’écosystème.
Le Bangladesh n’a pas seulement des usines de couture. Il a développé sur quarante ans toute une chaîne de valeur commençant par les ouvrières. En résumé, les ouvriers bangladais ne se contentent pas de coudre. Par nécessité, il y a une vraie culture de vouloir maîtriser les normes de qualité occidentales, respecter des délais serrés, s’adapter aux changements rapides de collection.
À Dacca, les usines textiles regroupent des mini-villes. Autour des usines principales gravitent des milliers de fournisseurs : boutons, fermetures éclair, teintures, fils, etc. Le port de Chittagong s’est spécialisé dans l’export textile avec des procédures très bien rodées. Les acheteurs internationaux trouvent au Bangladesh non pas juste de la main-d’œuvre bon marché, mais une solution complète et fiable. C’est pourquoi Nike, H&M ou Zara continuent d’y produire, malgré des coûts croissants. L’écosystème textile bangladais est considéré comme meilleur que le concurrent chinois, c’est dire !
Cette densité de compétences interconnectées crée une valeur qu’on ne peut pas capter à travers les salaires. Un ouvrier éthiopien coûte moins cher certes, mais former toute la chaîne, créer les connexions, établir la réputation prendra des décennies. Entre-temps, le Bangladesh continue de capter l’essentiel des commandes mondiales, transformant quatre millions de travailleurs en classe moyenne émergente.

La culture qui oriente et motive le capital humain
Au-delà des infrastructures et des connexions commerciales, abordons pour finir un facteur plus discret : la culture. Pour faire simple, les valeurs partagées, les mentalités collectives et les normes sociales d’une société influencent directement sa capacité à créer de la richesse.
La culture détermine comment les gens prennent des risques, collaborent entre eux, innovent ou perfectionnent l’existant. Deux pays dotés de ressources similaires peuvent ainsi produire des résultats économiques totalement différents selon leur approche culturelle du travail et de l’innovation.
C’une grille de lecture clé pour comprendre comme Israël produit plus de startups par habitant que la Silicon Valley, sans forcément avoir de meilleures universités tech. L’Allemagne domine les machines-outils de précision, alors que c’est la France qui concentre de meilleures écoles d’ingénieurs en génie industriel. Ces deux succès reposent sur des approches culturelles opposées qui valorisent différemment le capital humain.
En Israël, le service militaire obligatoire passe les jeunes par ce qu’on appelle des “unités technologiques d’élite”. On parle beaucoup ces derniers mois de l’Unité 8200, spécialisée dans le renseignement électronique, qui forme ses jeunes recrues à innover sous pression, questionner l’autorité, improviser des solutions avec peu de moyens. Cette mentalité, transposée dans le civil, a fait naître Waze (navigation GPS collaborative), Mobileye (voitures autonomes), ou encore les technologies d’irrigation au goutte-à-goutte qui verdissent les déserts. La culture israélienne valorise le “chutzpah” – un mélange d’audace et d’effronterie qui pousse à tenter l’impossible.






